Retour de lecture pour : Corps exquis, Poppy Z. Brite

Certains de mes retours de lecture peuvent présenter des éléments d’intrigues.


Retour de lecture : 

Avec ce roman, je m’attendais à du Poppy Z. Brite comme j’aime mais je ne m’attendais pas à être disséquée à vif par sa plume. C’est un roman violent, choquant, bouleversant, il y a quelque chose de gênant à dire qu’on a aimé et pourtant la talent, que dis-je le prodige de Brite, est tel que l’on ne peut qu’aimer ce roman, enfin si on supporte le contexte…
[Petite aparté ici, je vais utiliser le masculin pour désigner Brite puisque c’est ce qu’il souhaite]

L’écriture est crue et même parfois très vulgaire mais plonger dans la tête de tueurs en série rend le tout très cohérent. C’est ultra hardcore avec moult trigger warning : viols, meurtres, tortures, cannibalisme, nécrophilie, suicide mais quelle virtuosité.
J’avais déjà beaucoup d’admiration pour son talent avec Âme Perdues et Sang d’Encre et je tombe encore des nues tant il m’impressionne avec celui-ci. Nous sommes dans l’horreur brute, sans filtre, sans bienséance ou bien-pensance et pourtant je suis restée accrochée au livre avec plaisir…

Rien ne nous est épargné, on plonge dans l’anatomie du malsain, du pulsionnel et de la torture créative, aucun détail n’est oublié. Vous êtes prévenus ! Si la couverture vous dérange, ce n’est même pas la peine d’ouvrir le livre, d’autant que le début commence dans la touffeur des boyaux et l’amour glacé des cadavres. Les premières 30 pages sont un filtre pour savoir si l’on peut lire la suite et si tel n’est pas le cas, soit, mais n’allez pas en tirer le conclusion d’un roman gratuit qui ne ferait qu’enchaîner les passages choquants, ce serait vraiment très éloigné de la réalité de la réflexion que le roman propose.

Tels sont les assassins, me disais-je souvent. Des êtres frustrés dans leurs ambitions, et des êtres qui tuent par négligence ou par accident. Mais combien d’entre eux éprouvent un authentique besoin de tuer, un besoin d’apprécier la mort d’autrui ?
Certains pensent que des hommes comme moi n’ont aucune peine à tuer, que nous tuons aussi machinalement que nous nous brossons les dents. Les hédonistes voient en nous de grotesques idoles qui mutilent pour leur plaisir. Les moralistes nous refusent jusqu’au statut d’être humain, nous qualifient de monstres pour justifier notre existence. Mais monstre est un terme médical, qui désigne une créature trop difforme pour avoir sa place ailleurs que dans la tombe. Les assassins, dont le talent est de trouver leur place partout, ensemencent le monde.

Il faut que je place ici que vraiment les livres de tueurs en série, ce n’est pas trop ma cam habituellement, j’ai vu le nom de l’auteur, j’ai pris le livre, je ne me suis pas posée de question. Et je dois bien dire que je pense, honnêtement, ne pas pouvoir aimer ce genre de livre par n’importe quel autre auteur. Il n’y a pas de surnaturel, juste le pire d’une humanité pervertie belle et bien réelle.

On pourrait parler de la plume de Brite pendant des heures, sachez juste que ce roman est excellent uniquement par la grâce de sa plume, c’est l’ossature de la cathédrale horrifique du roman, le reste n’est que de l’habillage habilement dressé…

L’histoire en elle-même est bien construite, je ne suis pas une spécialiste des thrillers mais j’ai trouvé que la structure narrative nous guidait habillement d’un personnage à l’autre. Tantôt à Londres, tantôt à la Nouvelle-Orléans, on écume les bas fonds majoritairement à travers la psyché de deux tueurs en série, fin gourmets parmi les fins gourmets du meurtre. Ce roman est inspiré d’un tueur en série bien réel, Jeffrey Dahmer, je vous assure qu’après avoir lu le roman ça glace le sang ! Mais revenons aux personnages principaux.

L’horreur est la médaille de l’humanité, une médaille qu’elle arbore avec beaucoup de fierté, beaucoup de vertu et souvent une bonne dose d’hypocrisie. Combien d’entre vous se sont régalés du récit de mes exploits ou de ceux de mes semblables, de ces descriptions détaillées de démembrements que dédouane un vernis d’indignation morale ? Combien d’entre vous ont jeté un regard en coin sur quelque âme meurtrie perdant son sang au bord de l’autoroute ? Combien ont ralenti pour mieux jouir du spectacle ?

Parmi la pléthore de personnages, quatre d’entre eux sont particulièrement mis en avant : Andrew Compton et Jay, inspirés de Jeffrey Dahmer, Tran et Luke. Chaque personnage a une personnalité bien différente et bien établie, l’auteur prend le temps de brosser le caractère et l’émotionnel de chacun de ses personnages surtout à travers ses relations aux autres.

Cette oeuvre n’est pas seulement l’occasion de parler de tueurs en série, c’est également un roman de son époque qui parle notamment du VIH, des malades séropositifs, de la façon dont la maladie est perçue par la bien-pensance américaine et la façon dont les malades sont traités, et enfin la façon dont la maladie évolue, la solitude, la souffrance, le spectre d’une mort qui rôde quand on ne l’attendait pas.
C’est la patte de Brite, chanter le mal d’une génération désenchantée, paumée et qui ne sait plus à quoi s’accrocher sur les murs lisses d’une Amérique hypocrite et bien trop puritaine.

J’ai eu la sensation en refermant le roman que l’amour perverti est présenté comme du mieux que pas d’amour du tout, loin de cautionner les démons qu’il représente l’auteur montre que ce qui engendre des monstres ce n’est pas seulement des maladies psychiatriques mais bien une société où, si on ne rentre pas dans le moule, on fini par crever de souffrance en chien errant rattrapé par la maladie ou par un prédateur quelconque…

Il arrive parfois qu’un homme se lasse du fardeau que lui impose le monde. Ses épaules se voûtent, son échine se plie, ses muscles tremblent de fatigue. Il commence à perdre tout espoir de délivrance. Et l’homme doit alors se décider, choisir entre jeter son fardeau ou le supporter jusqu’à ce que sa nuque se brise ainsi qu’une fragile brindille automnale.

Je me rends compte en écrivant cette chronique de la difficulté de recommander ce roman. On me l’aurait conseillé avec juste la thématique, en toute honnêteté, je ne l’aurai même pas regardé. Je suis bien la première à comprendre que tueur en série, boyaux, nécrophilie et cannibalisme ne sont pas spécialement vendeur, surtout avec les détails mis en avant. Et, pourtant… pourtant, que vous dire sinon que ce qui rend ce roman si bon et si spécial, c’est le génie de l’auteur, que dire sinon que les messages sous-jacents sont fabuleusement pertinents et que la violence ambiante nourrie une atmosphère ultra travaillée qui exprime, en 300 pages, la tragédie de millions d’âmes perdues dans les ruelles sombres d’une Amérique qui bannie les marginaux sans sourciller.

Pour conclure, c’est encore une fois un roman réussi sur une thématique qu’il était finalement difficile de me faire apprécier et, pourtant, c’est une réussite. Il y a les auteurs que j’aime et il y a les auteurs que j’adore, Brite me laisse ébahie à chaque fois par l’efficacité d’une plume ultra maîtrisée. Il y a de ces sujets casse gueule où si on ne manie pas la plume avec virtuosité, on est sûr de tomber dans des écueils évidents. Ici, l’auteur les évite tous, plus fort, il arrive même à nous dresser un portrait ravagé d’une Amérique qui laisse pour compte ceux qui ont l’audace d’être différents et de l’affirmer, les condamnant ainsi à mourir dans d’atroces souffrances dans les bas fonds de ce soit disant rêve américain. C’est un roman de l’horreur avec tellement de trigger warning que je ne peux pas le conseiller à tout le monde mais, pour ceux qui ont le cœur bien accroché, c’est vraiment un roman à lire et un auteur à découvrir si ce n’est pas déjà fait…

Ma notation est un coup de coeur bien sûr !

Disponible ici ou ici


Pour aller plus loin…

4e de couv. : Perversion des âmes et poésie du macabre au service d’une des fictions les plus noires jamais publiées sur les serial killers : sans concession, choquante, répulsive. Un roman fascinant et extrémiste. Un livre violent dont aucun lecteur ne sortira indemne.


Des lectures similaires ? Je vous propose :

Dans les Veines de Morgane Caussarieu

Je suis ton Ombre de Morgane Caussarieu

Un Amour inhumain de Edogawa Ranpo

Publicité