Retour de lecture pour : La Pagode du Luth, Nguyễn Tuân

« Chùa Đàn » de Nguyễn Tuân
Traduit et annoté par Nguyên Đức

Certains de mes retours de lecture peuvent présenter des éléments d’intrigues.


Retour de lecture : 

Tout d’abord, je remercie chaleureusement Babelio et les Editions La Fremillerie qui m’ont fait confiance en m’envoyant ce livre contre une critique libre et non rémunérée.

Il faut d’abord commencer par parler de la composition du livre qui peut surprendre. Il y a tout d’abord une note du traducteur, que je trouve personnellement essentielle à la compréhension de l’oeuvre, certains éléments demandent à être appréhender avec le contexte de l’époque pour faire sens. Il y a ensuite une préface, et autant son contenu est lui aussi essentiel, autant il aurait été bien plus judicieux de la mettre en postface vu qu’elle déflore totalement le contenu de l’histoire donc si, comme moi, vous n’aimez pas qu’on vous spoile toute l’histoire lisez là à la fin de votre lecture.

Nous avons donc ensuite trois parties concernant le récit en lui-même :
I. Mise en scène
II. Confidence en contrée insalubre
III. Epilogue

Tordons le cou de suite à l’épilogue qui, comme nous l’apprend la note du traducteur, est une partie ajoutée sur commande pour faire la propagande de la révolution, aucun intérêt pour le récit, il renseigne néanmoins sur un contexte historique particulier. Je l’ai lu mais, effectivement, il nuit au récit qui lui mérite le détour.

Résumé

Je vais ici faire une pause résumé inhabituelle parce que la quatrième de couverture ne correspond en rien au récit et nuit même à son contenu…
Dans un camp de prisonniers politiques dans le Haut Tonkin pendant la IIe Guerre mondiale, Nguyên Tuân et Linh sympathisent. Ce dernier est baigné d’une aura de mystère. Pour éviter d’être contraint par son ami de participer à certaines activités qu’il fuit, il autorise Nguyên Tuân à lire son récit intitulé Confidences en contrée insalubre qui raconte les drames surnaturels qui ont fait de lui cet homme étrange…

Ce récit donc présente deux temporalités différentes. Dans la première partie intitulée « Mise en scène », le lecteur est plongé dans un camp de prisonnier avec deux protagonistes principaux que l’on voit se rapprocher pour lier une ébauche d’amitié. J’ai été frappée par le côté contemporain de cette première partie. Je m’attendais à ce que j’ai trouvé finalement dans la deuxième partie, à une écriture plus ampoulée mais le camp de prisonnier offre définitivement un cadre proche et connu qui, s’il se passe dans une contrée méconnue de beaucoup, permet néanmoins facilement de se dérouler le film sans être perdu ou dépaysé. Les conditions de vie et de travail, les liens avec les gardiens, les amitiés au sein du camp sont passionnantes. C’est un passage que j’ai beaucoup aimé et qui tranche énormément avec le second, nous sommes ici dans la banalité froide d’un camp où chacun cherche à sa façon un peu de réconfort et de chaleur humaine, le contraste entre les deux temporalités met superbement chacune des parties en valeur.

En effet, dans la vie quotidienne de ce camp de déportés, ce prisonnier-là était représentatif d’une classe d’intellectuels passionnés d’action et nourris d’illusions, pour qui la Révolution était devenue une religion et qui gardaient en toutes circonstances un moral inébranlable à l’instar des moines sur la voie de la perfection.

La seconde partie, le récit dans le récit intitulé Confidence en contrée insalubre, présente une histoire surnaturelle teintée d’une horreur poétique mais néanmoins fatale. Dans cette partie, nous avons un trio de protagonistes principaux, un quatuor si l’on personnifie le luth hanté. Linh, nommé ici Lanh Ut, que nous découvrons en deuil de sa défunte femme, Ba Nho, contremaître du domaine et ami du jeune maître en deuil, et enfin, Dame To, une chanteuse renommée qui s’est retirée suite au décès de son époux.
Dans cette partie, le héros est Ba Nho, il est celui qui invite le surnaturel dans l’intrigue et l’affronte dans une danse macabre poétique. J’ai adoré cette partie non seulement parce que ce personnage est touchant au possible mais également parce que tout y est emprunt d’une douceur et d’une mélancolie exotique. C’est un passage définitivement émotionnel qui met l’accent sur le deuil, la souffrance, la dévotion et le désir. Le lecteur baigne dans la prose poétique très sensuelle qui met tous les sens en éveil et est bercé par les métaphores du vers à soi et de la musique. Deux champs lexicaux opposés qui se marient pourtant sublimement dans une danse où l’éphémère côtoie l’éternel.

Le côté horrifique de l’histoire est plutôt bien traité, il arrive par touches subtiles puis finit par prendre toute la place pour servir une morale à qui voudrait bien l’entendre. Celle que pleurer ce qu’on a perdu est important mais que ça ne doit pas nous faire oublier ce que l’on a encore. Et en extrapolant un peu, on peut pousser la réflexion plus loin, les morts sont morts et les vivants sont vivants, ces derniers ne doivent pas cesser de vivre pour les morts, la vie est aussi un devoir que l’on se doit et que l’on doit à nos chers disparus.

In fine, la première partie intitulée Mise en scène n’en est vraiment qu’une, une excuse pour plonger dans ce récit mis en abyme qui, lui, est un conte ou une fable fantastique, délicieusement exotique et parfaitement servi par une écriture délicate.

Jamais Dame To n’avait ressenti avec tant d’acuité cette émotion et cette souffrance comme elles sont exprimées aujourd’hui par le luth. Car le tricorde libère ici toute sa hargne, comme pour la rejeter entièrement dans l’espace. Il s’étrangle de refouler le chagrin au fond du cœur du mélomane. Il est la confidence qu’on ne saurait dévoiler. Il est le motif d’agacement qu’on garde jalousement enfoui. Il exsude la plainte de l’âme d’un être privé d’ami. Il est la frustration physique d’une union interrompue. Il est le cri déchirant des promesses du fidèle amour. Il est l’écho lancinant des vagues qui viennent mourir sur la plage le soir. Il est la rafale impuissante devant les minuscules fentes de la claire-voie. Il est la crise de rhumatisme aiguë d’une fin d’automne gorgée de pluie. Il est l’éparpillement lascif des feuilles tombant de leurs branches. Il est la frêle langueur du champignon anonyme aux lamelles jaunies et dépareillées. Il est le coup de l’éternel et injuste destin qui frappe une existence paisible. Il est le misérable sort d’une vie vouée à la soie et au bambou. Il est l’inextricable enchevêtrement d’une histoire inachevée…

Pour conclure, nous avons ici, une oeuvre qui mérite d’être connue, un conte horrifique vietnamien où la mort danse en mesure sur un luth hanté et où l’auteur rappelle que qu’avoir perdu un trésor précieux ne doit pas nous faire oublier ceux que nous avons encore et que vivre est aussi un hommage aux morts. Une belle découverte que je recommande chaudement.

Ma note est un 14/20

Disponible ICI


Pour aller plus loin…

4e de couv. : Merci de noter que la deuxième partie de cette quatrième de couverture ne correspond en rien au contenu du livre.
La Pagode du Luth (Chùa Đàn, 1946) ne semble pas avoir reçu l’accueil qu’il mérite. Pourtant la matière du récit avait de quoi plaire au goût du public des années 40-50 du siècle précédent : un mélange de romantisme et de fantastique dans le droit fil des « histoires étranges » de la littérature d’époques antérieures, avec un zeste de polar sur fond de lutte pour l’indépendance, le tout servi par un style dense et imagé, reconnaissable entre tous.
Le livre a été porté à l’écran en 2003 par la réalisatrice Viêt Linh. Le film, intitulé « Mê thao » (Il fut un temps) a reçu le Prix du Festival de Bergame 2003.

A propos du film  » Mê Thao  » de la réalisatrice Viet Linh, Prix du Festival de
Bergame 2003, on a pu lire :  » Tiré du roman  » Chua Dan  » (La Pagode du Luth) de l’écrivain Nguyên Tuân, sans conteste l’une des plus grandes figures de la littérature vietnamienne du XXème siècle, Mê Thao met en scène des thématiques viscéralement vietnamiennes. Les relations intriquées et ambiguës qui peuplent le film, le culte de la beauté statufiée et l’arrogance qu’il traduit, l’utopie et le fantasme idéalisé et l’idée que l’amour est sacrifice, que pour aimer il faut souffrir. Un questionnement sur le poids de
la civilisation également et son impact sur la vie des gens. Sur la condition des femmes en Asie dont on peut raisonnablement penser qu’en un siècle, elle n’a pas tant changé… « 
Voici le texte intégral de La Pagode du Luth traduit et annoté par Nguyên Duc, à qui nous devons le texte français de  » Hanoï aux trente-six quartiers « .

Cette traduction est faite en commémoration du 100e anniversaire de la naissance du grand écrivain Nguyn Tuân (1910-1987)


L’auteur : Originaire de Hanoi, Nguyên Tuân est né en 1910 dans une famille traditionnelle. Son père était un fonctionnaire subalterne et sa mère tenait un petit commerce. Nguyên Tuân fut renvoyé de l’école pour grève, bien que réfugié en Thaïlande, il fut arrêté et renvoyé à Hanoi où il fut condamné à la prison puis mis en résidence surveillée.
A ce moment, il commença à écrire, sous différents nom de plume, des reportages pour des journaux et revues. C’est vers 1937 qu’il devint véritablement un écrivain avec une série de nouvelles à succès que l’on connait aujourd’hui en partie sous le nom de Gloires d’une époque révolue. Pendant la 2e Guerre Mondiale, il fut prisonnier plus d’une année dans un camp de travail. La liberté retrouvée, il reprit la plume et participa à la révolution d’août 1945 et aux deux guerres d’Indochine. Il est considéré comme l’un des écrivains vietnamiens les plus emblématiques. Il décéda en 1987.


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